29 décembre 2011

15 décembre 2011

14 décembre 2011

Entre deux et cinq heures du matin

Il y a chez moi cette goutte.
Ce bruit d'une grosse goutte d'eau bien pleine, épanouie, qui tombe sans signification, sans rythme, en plein milieu de ma tête, en plein milieu de la terre, quelque part dans les profondeurs de la salle de bain.  Elle se manifeste en plein coeur de la nuit, et rayonne de façon telle parmi le silence, qu'elle crée une caverne aux dimensions semblables à celles de mon appartement, située d'ailleurs au même endroit: Elle se superpose à celui-ci. Les lieux conservant leur apparence, mais changeant de nature. C'est la meilleure explication que je puisse en donner.
Le son que fait cette goutte en tombant quelque part, dans quelconque réservoir d'eau plate, évacue simplement le sens commun.

Au milieu de la nuit, quand cette sorte de calme particulier, caractéristique de l'absence, s'est solidement installé, ce lieu, cet instant, prennent des proportions mythiques. Et je ne sais plus si j'avance dans ce qui est vrai, un rêve éveillé que je pourrais comparer à un long, interminable corridor sans début ni fin, mais étonnement intime, chaleureux: un lieu qui n'existe qu'entre deux et cinq heures du matin, environ. Un lieu qui n'existe qu'entre deux oreilles.
Et chaque nuit je me retrouve là, plutôt immobile, après toutes ces heures du jour passées en stupide agitation. Et puis j'avance d'un pas hésitant, lourd. On n'a plus la même aisance, en un lieu spirituel, habitués que nous sommes à ce que tout, ou presque, soit meaningless dans cette vie qu'on mène. C'est à peu près comme de marcher sur la lune, j'imagine, les poumons remplis d'excitation, mais les gestes aussi patauds que ceux d'un concombre de mer. Ici chaque détail matériel compte: les couleurs chatoyantes des étoffes, les balles de poussière qui roulent sur le bois verni du plancher, les cliquetis obligatoires de la nuit, les regards étincelants de la porcelaine morte. Le son de la goutte d'eau, qui domine.
J'ai examiné chaque valve, chaque tuyau ou source d'eau possible de la salle de bain, sans avoir jamais l'impression de même m'approcher du problème. Comme si mes recherches étaient par trop orientées, spécifiques, voire rationnelles. Et puis je me suis mis à penser que ce bruit provenait de l'intérieur de mon corps, bien que cela soit improbable: qu'il s'agissait d'une sorte d'allégorie. Une manifestation probante de l'univers physique éminemment palpable. Mais invisible.

On me soupçonnera de donner une description volontairement confuse ou contradictoire, comme pour jeter de la poudre aux yeux, pour faire littéraire, mais je suis plutôt comme un pêcheur à mains nues, qui sent le poisson glisser de ses doigts, quand il cherche à l'attraper. Un pêcheur affamé, toujours un peu plus ridicule.

L'intervalle entre chaque goutte n'est jamais le même, et cela aussi me paraît intentionnel, et me rend presque impossible la tâche de réellement m'en approcher. Ni sous l'évier, ni dans la cuve de toilette, ni le réservoir d'eau, ni la baignoire. Je finis par sortir de la salle de bain, en refermant la porte soigneusement, dans l'espoir d'atténuer le bruit. Mais dans la chambre adjacente, le bruit est tout aussi présent, tout aussi proche. Comme si j'allais pouvoir tendre la main, recevoir cette goutte et la sentir glisser sur ma peau, jusqu'à mon épaule.
De longues minutes passent. La conscience, bien sûr, se transforme, devient horizontale, et je parviens à m'endormir. Et plus tard, beaucoup plus tard dans le temps relatif, je me lève, embarbouillé, aveugle, et j'ouvre cette porte que dans une autre vie j'avais fermée. La salle de bain, coupée du reste de l'univers pendant de longues heures, me semble alors radicalement transformée. Et je comprends que cette chambre de bain est devenue la goutte d'eau elle-même, assumant toute sa froideur, son humidité, sa dimension immense, et que pour cette raison, elle n'a plus besoin de faire entendre un son. Appuyé d'une main contre le mur, tenant mon boyau d'arrosage de l'autre, la tête semblable à un tas de foin mal dessiné, tandis qu'une tonne d'urine s'échappe de mon corps avec fracas, j'observe le microclimat fragile de la salle de bain se détériorer, s'en retourner immédiatement au monde ordinaire, qui d'ailleurs cherche à recommencer d'exister. Je le remarque à certains détails: Cette sorte d'allusion à la lumière du jour, qui veut s'insinuer, derrière le rideau. Ce nouveau silence des créatures de la nuit où beaucoup de détails sont élagués. Un silence plus tendu, hypocrite. Il y a tant d'agitation inutile à venir, encore. Toutes ces heures lourdes d'une confusion bassement humaine à traverser, avant de pouvoir à nouveau respirer cet air frais qui règne, la nuit dans le corridor, comme dans une église intime.
Et d'entendre à nouveau le bruit de la goutte.

12 décembre 2011

Je n'avais pas l'habitude de ce visage

De se réveiller comme ça, au milieu de la nuit, avec un masque de chair autre que celui qu’on a toujours connu... Délier la langue, sentir se gonfler les muscles des joues autour: le menton trop lourd, la tête trop large, les arcades sourcilières trop épanouies, le nez trop haut et trop pincé, trop fin.
Il n’y a pas de miroir qui tienne, dans le noir, mais je me forge assez vite une image mentale de ce qu’est devenue ma tête. Et ça n’a pas de rapport avec moi, avec ma vie.
Je pense: On m’a transplanté la tête d’un passant!
Mais à quelles fins?!
Harassé de sommeil, j’essaie encore deux ou trois grimaces, histoire de confirmer cette impression. Quelqu’un assis au fond de la chambre me regarde, immobile. À moins que ce soit la patère.
De toute façon, j’ai l’habitude qu’on m’observe la nuit, pensai-je en abandonnant cette tête étrangère, beaucoup trop lourde, sur l’oreiller.

7 décembre 2011

Et la poussière, que devient-elle? 
Que devient la poussière, à la longue?










  Efdemin: Acid Bells by MarmierMan

23 novembre 2011

Bruit de déglutition

En me réveillant, ce matin, j'ai trouvé un bout de papier à côté du lit sur lequel était griffoné
« William Foesy & blues ». Mon écriture. Ça y est, je me souviens... Je me souviens de ce Foesy, debout, jouant du violon avec une passion innommable, comme sorti d'un tableau de Chagall.
Je suis couché devant lui, la tête appuyée à un tronc d'arbre, mâchouillant un brin d'herbe, incapable de voir distinctement les traits de son visage (une silhouette barbue qui danse devant le soleil) mais goûtant chaque note de sa musique intense, sublime: Une sorte de rigodon lancinant, mélangé à du blues. Impossible de dire où nous sommes. Au paradis, c'est évident... par un après-midi d’été parfait! C'est tout. Fin du rêve.

Je ramasse le bout de papier, allume la cafetière, puis l’ordi... Bien sûr, comme vous l'imaginez, comme vous l'auriez peut-être fait aussi, je tape « William Foesy » sur Google. Apparemment, il en existe un seul sur toute la toile (et seulement 4-5 Foesy au total -un nom rare, qui semble exister aujourd'hui surtout sous la forme de Foisy, en supposant qu'il s'agisse de la même racine), dans les régistres du « Walker Funeral Home » de 1868 à 1889, une résidence mortuaire située à Chesaning, Michigan. Un certain William Foesy y a été enterré le 6 novembre 1886. Impossible d’obtenir quelconque information supplémentaire sur cet homme mort et oublié depuis si longtemps...
De savoir, par exemple, s’il a jamais joué du violon.

Je ferme l'ordi, enserre la tasse de café à deux mains. Dehors il neige.


  William Foesy & blues by MarmierMan

1 novembre 2011

1973

Le soir, le gros homme à forte odeur d'after shave, un citron de travers dans la gorge, allait s'asseoir au salon pour fumer. Ses enfants momifiés dormaient depuis des siècles, son épouse glissait déjà sous les couvertures, aussitôt effacée, disparue, endormie. Alors c'était le début de sa sorte de méditation: il commençait d'exister.
C'était l'époque des horloges à tic-tac; l'époque de lécher un timbre et d'ensuite l'apposer sur une enveloppe, qui allait traîner là jusqu'aux brumes du lendemain; l'époque où parfois, en plein milieu de la nuit, un téléphone noir et lourd comme le plomb se mettait à sonner à tue-tête, comme une catastrophe dans le corridor, provoquant infarctus du myocarde par-dessus infarctus du myocarde, laissant cette odeur épaisse de fumée des cigares, seule dans les pièces vides des maisons abandonnées de 1973.
Mais ce soir le foyer mijotait d'âmes. Les calorifères chauffaient à plein, et devant le bleu de la télévision, dont le son avait été coupé, l'homme à forte odeur d'after shave, bien que tourmenté, savait qu'il ne tirerait aucune conclusion de tout ça, qu'il allait s'endormir lourdement, comme d'habitude et qu'il y aurait un lendemain. Il songeait à Louis Armstrong, qui venait de s'envoler: Le premier homme à jouer de la trompette sur la lune, imaginez! L'histoire humaine défilait à une vitesse qui l'étourdissait, lui donnait le vertige. Et il se racla la gorge, avala le citron.
Son gros saxophone, refroidi, lové dans du velours, dormait dans son étui. Il était trop tard pour en jouer. Le moindre bruit pouvait réveiller sa femme: le cliquetis du calorifère, le bruit d'une tasse de porcelaine déposée (même doucement) sur le bois verni de la table du salon. Ne restait plus qu'à fumer, jusqu'à tout embrouiller.
Tandis qu'il admirait les volutes bleues s'élever vers le sombre plafond, il sentait son cancer palpiter au coeur de l'univers, entouré d'étoiles.
Il en appréciait le caractère sublime, sans appel.

L'hiver enveloppait la maison isolée, la protégeait de tout danger extérieur, de toute intrusion. Et le gros homme à odeur d'after shave méditait ce mystère: que tout allait finir avec cette saison, qu'il n'y aurait jamais plus de printemps ni d'été ni quoi que ce soit d'autre que cet hiver de 1973, et ce sentiment forcé d'intériorité, cette lourdeur sidérale.
Il vit apparaître la trompette de Louis Armstrong, abandonnée sur le sol lunaire, qu'une sorte de poussière grise commençait à recouvrir, déjà. Puis il sursauta, échappa son cigare sur le tapis rouge vin. Il était trop tard, vraiment. Il ramassa le mégot, éteignit la télévision et se dirigea à tâtons, dans l'obscurité, jusqu'à la chambre à coucher.
Sa femme émit un petit bruit de frayeur, aussitôt arrêté, lorsqu'il ébranla le lit. Mais l'odeur intense de cigare, mélangée à celle de l'after shave, la rassura. Le gros corps de l’homme glissa sous les couvertures avec une douceur, une légèreté étonnante. Comme s’il n’avait déjà plus tout son poids, songea-t-elle.
Il y eut un long, très long silence immobile, avant qu'il commence à ronfler. De façon grotesque. Comme un saxophone en terre cuite, un peu brisé.

6 octobre 2011

Varia (5)

1- La souffrance de la population québecoise ne connaîtra vraissemblablement pas de limite.
On a tous un beau-frère ou un oncle ou un grand-père (etc) en attente de six mois ou plus d'un traitement ou simple rendez-vous concernant un cancer, ou autre problème mineur.
Et puis on se met à chercher des solutions ailleurs qu'en la médecine.
Combien de personnes (ça, les journaux éviteront certainement d'en parler) ont vu leurs existences prendre une tournure nouvelle, lumineuse, à la suite d'un bref passage à une bibliothèque publique. Un mot et tout est sauvé ; un mot et tout est perdu disait André Breton.
J'avais entendu parler avec grand intérêt du livre Comment j'ai vaincu la douleur et l'inflammation chronique par l'alimentation. Aujourd'hui, en cette magnifique journée d'automne qui fleurait bon l'espoir, je me suis rendu à la succursale de Rosemont-La Petite Patrie, afin d'emprunter, ou du moins de réserver ce livre.
Tandis que l'ordinateur cherchait le titre dans une banque de données d'une profondeur que j'imaginais abyssale (celle du réseau des bibliothèques publiques de Montréal), j'admirais la poitrine magnifiquement développée de la bibliothécaire, que ne parvenait pas à dissimuler un épais chandail de laine. Déjà, je le retrouvais, l'espoir.
Chose prématurée d'ailleurs: La jeune femme m'expliqua sans émotion aucune, le regard absent, qu'il y avait déjà deux cent vingt réservations pour ce titre.
Mais il y a plusieurs exemplaires, ajouta-t-elle. Voulez-vous quand même réserver?
En quittant la bâtisse, je ressassais un autre passage de Breton, le fameux Je vous souhaite d'être follement aimée, qui clôt son recueil L'Amour fou. J'ai lu ça y a environ vingt ans. J'ignore pourquoi ça me revient, là, tout d'un coup.
Je vous souhaite d'être follement aimée. J'aurais dû dire ça à la fille, la bibliothécaire, tiens. Juste pour voir.

2- Entre deux seins, j'ai tout de même trouvé une demi-seconde pour examiner ce que le gars d'à côté empruntait: Hormis des CD de Pat Metheny, un DVD du film The Mummy, un livre qui s'intitulait Comment augmenter la puissance de votre cerveau grâce à quelques exercices faciles.
Il s'agit d'une de ces journées où tout est léger, me semble-t-il, comme les feuilles rouges, jaunes, dorées, qui volent au vent, magnifiques. Une journée où la bonté de coeur l'emporte sur l'ironie, voyez-vous?
Le gars ressemblait aux Denis Drolet. Version neurasthénique.

3- Et si le plaisir était la clé de la guérison? N'ayant pas eu la chance de consulter l'ouvrage Comment j'ai vaincu la douleur et l'inflammation chronique par l'alimentation au préalable, je décidai de m'arrêter au restaurant La Belle Province, rue Beaubien, le temps de quelques délicieuses frites maison. Le temps aussi de ruminer l'avenir, de l'envisager. Et puis il y avait toujours cette adolescente incroyablement sexy derrière la caisse, qui prend votre commande avec une froideur, disons-le, extrêmement érotique. Chaque fois je m'imagine qu'elle et moi on commence à se fréquenter, les soirs, après la fermeture du resto: Je viens l'attendre et puis on se rend à sa chambre de collégienne en désordre, où je lui repeins son joli petit cul à coup de langue toute la nuit, lourde en émotions; Nos existences qui chavirent, se transforment en un grandiose film d'amour-porno-trash! Le rêve, quoi!
Apparemment, cette jeune personne a récemment changé d'emploi, ou simplement demandé à son arrière grand-mère de la remplacer pour la journée. Anyways.
Les frites, plus qu'abondantes, cuites et assaisonnées avec art, par le même moustachu à l'air blasé qu'à l'habitude, ainsi qu'un exemplaire du Journal de Montréal datant de plus d'une semaine, maculé de taches de graisse, m'ont procuré un réel plaisir. Ça et l'ambiance particulièrement calme et silencieuse qui régnait dans le restaurant nimbé de soleil. On aurait cru entendre une mouche voler. Plusieurs petites mouches, au fait, tournoyaient autour des sachets de ketchup abandonnés sur la table d'à côté.

Je n’ai jamais éprouvé le plaisir intellectuel que sur le plan analogique, disait encore Breton: Pour moi, la seule évidence au monde est commandée par le rapport spontané, extra-lucide, insolent qui s’établit, dans certaines conditions, entre telle chose et telle autre, que le sens commun retiendrait de confronter.

Bon Dieu que j'aime les pensées rouges, les mots dorés, qui volent en l'air, les souvenirs et les rêves secs, ou humides, comme des feuilles mortes. Ou vivantes.
Les chandails de laine et l'automne guérisseur.