30 août 2012

L'étal

Peu de gens s'arrêtent à cet étal du marché. Et les acheteurs sont rarissimes. Tout de même presque chaque jour, l'on réalise une vente ou deux. Et même trois, quatre, les jours de fête. Le raffinement gastronomique gagne de plus en plus d'adeptes, il faut croire, et nombreuses sont les boucheries qui cherchent à obtenir, aujourd'hui, le certificat d'agrégation autorisant la vente de produits carnés d'origine humaine.
Certains commerçants, peut-être, font preuve d'une trop grande audace, et parviennent à soulever l'indignation d'individus -des cas isolés, certes, chez qui sommeille encore un vieux fond de moralité judéo-chrétienne.
À la boucherie du marché, par exemple, on n'hésite pas à présenter sur glace un tronc humain entier, piqué de cartons indiquant le prix au kilo des différentes parties. Mettons sur le compte de l'humour que même la tête, pourtant sectionnée, trône (yeux clos, tout de même) à côté du tronc, face au public. Et oui, l'on doit essuyer, à l'occasion, quelque crise; Il arrive même qu'on doive demander l'intervention des agents de sécurité.

Aujourd'hui, samedi, c'est jour de grand achalandage. L'ambiance particulièrement plaisante de septembre a succédé à la canicule du mois d'août, et les producteurs agricoles viennent présenter avec fierté leurs plus beaux fruits et légumes de l'année. Un violoncelliste interprète une suite de Bach devant une montagne d'épis de maïs, des poivrons, des tomates multicolores. Un musicien péruvien a plutôt choisi la proximité des gousses d'ail, oignons, poireaux. Des chefs cuisiniers cherchent à se faufiler, les bras pleins, yeux rageurs, parmi la foule de citadins nonchalants. Le soleil fait briller le verre fumé des lunettes, et l'émail des innombrables sourires, tandis que des enfants hurlent au désespoir.

C'est dans l'étroit corridor, toujours bondé, menant des comptoirs extérieurs aux boutiques, que l'on retrouve la boucherie, la seule de ce marché, à offrir ce qui constitue le dernier fleuron d'une culture gastronomique en plein essor.
Le cannibal moyen est souvent un homme, la quarantaine ou la cinquantaine, d'allure aisée, cultivée, sûr de lui, paraissant connaître les différentes coupes, méthodes de cuisson, et conversant la plupart du temps de façon plaisante avec le boucher ou d'autres badauds curieux, cherchant à s'instruire, selon l'ambiance obligatoirement conviviale du marché public.
Quelque regard réprobabteur, ou commentaire critique, se butte immédiatement au certificat d'agrégation gouvernemental, ici fièrement placardé. Des enfants horrifiés sont vite entraînés plus loin par leurs parents. Mais l'immense majorité se contentera simplement de passer son chemin, l'attention portée vers les boutiques de produits fins, les fromageries, et autres commerces adjacents.

Cette fois c'est un couple, bras dessus, bras dessous, qui ralentit le pas et s'immobilise devant l'étal. Des amoureux, la cinquantaine, soudés par une connivence, une énergie animale, une sexualité que l'on devine riche et florissante, que des manières extrêmement civilisées camouflent à peine. L'homme caresse le dos de la femme de façon ininterrompue, celle-ci l'embrasse langoureusement, au moment où le commis, gêné, attend de pouvoir les servir.  l'homme demande à parler directement au boucher. Celui-ci, affairé à l'arrière boutique, abandonne ses outils, se lave les mains et s'amène aussitôt, tout sourire, presque ému. Il s'agit de clients réguliers: des connaisseurs, comme on en rencontre encore trop peu, pense le boucher. Le couple s'enquiert de la provenance de la viande, de sa fraîcheur. Et le commerçant, avec force gestes et sourires, s'empresse de rassurer ses clients, de toute façon conquis d'avance. Il s'agit d'avantage ici de communier, que d"échanger réellement des propos de nature technique. Nous sommes entre gens de confiance.
Le boucher ordonne au commis d'apporter le tronc vers l'arrière. Celui-ci s'exécute, reviens quelques minutes plus tard avec des parties moins facilement identifiables, probablement des coupes de la cuisse, ou du mollet, de la viande de fesse ou d'épaule, à braiser, et même des sacs contenant doigts et orteils par dizaines, à moindre prix, destinés aux bouillons. Le jeune employé réorganise le tout autour de la tête, sur les cubes de glace.
Le couple, manifestement heureux, s'éloigne du comptoir avec un énorme paquet soigneusement ficelé, dans un sac de plastique identifié aux couleurs de la boucherie, lancés dans une savoureuse discussion concernant l'achat d'une bouteille de vin rouge. L'on évoque un certain pinot noir de Nouvelle-Zélande, qui avait été merveilleux avec de l'agneau...

Les agents de sécurité passent à ce moment, adressent au boucher des salutations aimables. Des badauds s'immobilisent à quelques pas, incertains. Le boucher leur sourit. Ce sera une bonne journée.