28 novembre 2012

Aujourd'hui est une étrange journée vide et silencieuse

C'est l'histoire d'un gars qui, jour après jour, écrirais dans son journal intime Aujourd'hui est une étrange journée vide et silencieuse, chaque fois avec le souci de noter avec exactitude ce qu'il ressent, observe.
En relisant son journal, de temps à autre, il éprouverait une gêne (grandissante, au fil des jours) à se découvrir si peu capable de renouveler son propos.
Après quelques mois, il abandonnerait l'idée d'écrire ce journal, finirait par le ranger au fond d'un tiroir, abandonnant du même coup le projet d'écrire.

16 novembre 2012

12 novembre 2012

Devenir soleil

Plus j'avance, plus je me rapproche de la réalité.

Je relis cette phrase et je la trouve tristement banale. Et un peu merveilleuse aussi. L'effet que ça me fait quand je lis des témoignages dans l'Itinéraire. Là, c'est de moi. Le fruit de quarante années à ruminer. Je me dis: Tout ça pour ça. Ou plutôt: Tout ça pour ça?

Je crois, en effet, qu'il faut une quarantaine d'années pour s'asseoir sur un balcon, un après-midi d'automne, au soleil, contempler un vieux pneu abandonné sur le trottoir, et comprendre qu'on est en train de se rapprocher de la réalité, lentement mais sûrement: Comme l'ivrogne de l'autre côté de la rue, qui doit bien mettre dix minutes, un an, un siècle, à porter sa cigarette du cendrier jusqu'à ses lèvres. Je sais tout aussi bien que lui qu'entre la coupe et les lèvres, il y a la mort. C'est pourquoi je cherche aussi cet effet de ralenti, et parfois le trouve. À la vitesse d'un ruminant donc, vaguement inspiré, je continue d'avancer.

Vouloir toucher cette réalité trop vite peut causer la mort. Et puis ça ne s'achète pas non plus, quoi qu'on fasse le commerce de ce besoin, comme des autres. Le chien a soif, le chien veut boire... il devra payer.
Et si on pouvait crever l'enveloppe derrière laquelle se cache cette réalité, on trouverait quoi, de toute façon? Peut-être même pas une vision éblouissante de l'univers. Peut-être même pas un vieux-à-barbe-qui-sait-tout-et-qui-consent-finalement-à-nous-l'expliquer. Peut-être même pas la merveilleuse petite chatte mouillée dont t'as toujours rêvé. D'après moi, de l'autre côté, y a une pièce vide. Peut-être une sorte de chambre réfrigérée pour entreposer les vidanges, comme dans les grands hôtels, restaurants, etc. Et un bruit de compresseur aussi. Oui, un bruit de compresseur.
Et puis j'ai personnalisé cette vision, avec le temps. Ça serait plutôt un immense compartiment, dans un vieil entrepôt abandonné. En quittant ce monde vétuste, rasé de près, on me donnerait enfin les clés de ce compartiment. J'y trouverais, tout au fond, sous l'éclairage faiblard d'une lampe, quelques caisses de bois recouvertes de poussière. Il y aurait un tampon, sous la poussière. Chicago. Albuquerque. Hong Kong. Singapour. Bref, le nom d'un ailleurs. J'ouvrirais une de ces caisses pour découvrir, le coeur battant la chamade, des douzaines de bouteilles de gnôle datant de la prohibition. Je m'assiérais par terre, ferait délicieusement couiner un des bouchons, et me prendrait une grande rasade de tord-boyau, et puis une autre. Et encore une autre: assez pour m'allumer le coeur comme un soleil, tu vois? Au final, je deviendrais soleil.
Ma nuit éternelle prendrait l'allure d'une cuite avec Béchet, Mezzrow et autres Cab Calloway tourbillonants autour de moi, leurs clarinettes faisant office de chandelles.
Mourir veut dire revivre. Rien de ce qui fut n'est enfoui trop loin pour qu'on ne puisse l'atteindre.

Et puis j'en ai eu soudain marre de rêvasser, comme ça, sur la balcon. Marre de tout ce jazz, de toutes ces images poussiéreuses. J'ai eu envie de me dégourdir les jambes, d'abandonner ces ruminations philosophico-poétiques au profit de la fiction, sans préavis, en plein milieu du texte.
J'ai donc ébranlé ma grande carcasse, descendu l'escalier pour arpenter la rue nimbée de soleil, mon ipod en main, des scorpions plein les oreilles. Je m'enivrais, littéralement, en plein solo de guitare, au moment où cet espèce de petit chien idiot, à peine plus gros qu'un rat, s'est mis à courir en ma direction, freiné brutalement dans sa course par une chaîne le reliant à une dame âgée, affairée à ramasser quelque détritus devant sa maison. Le choc rendit sa stupide face écrasée -façon bouledogue, encore plus ridicule, accentuant l'effet de strabisme divergeant, l'animal exhibant sa petite langue rose restée coincée au dehors.
Et en une fraction de seconde, dans ce qui constitue sans doute le geste le plus spontané de toute ma vie, je me suis rué sur la bête stupéfiée, gonflé d'une joie dévastatrice comme de la rage, me suis emparé du petit corps nerveux d'une main de fer, et sous les cris horrifiés de la vieille, ai concentré toute la rage contenue de quarante années d'existence en une morsure bestiale incalculable, cosmique.
Dans un déferlement euphorique, je sentais les petites côtes se briser sous mes dents, le sang chaud gicler sur mon visage et l'herbe alentour, les trippes exploser dans un tintamarre d'odeurs puantes, de cris stridents qui me sciaient les tympans, de douleur sur mon crâne; La vieille, qui tentait de m'immobiliser à grands coups de râteau, s'écroula, les yeux exorbités, le teint violet, une main crispée sur le coeur...
Une voiture klaxonnait à tout rompre; des hommes s'amenaient vers moi en hurlant.

À ce moment, je fis une pause, fermai les yeux et, relâchant tous les muscles de mon corps, me laissai choir dans le vacarme du monde extérieur. Je me souviens avoir exprimé le souhait, tandis que je m'écroulais dans l'herbe, de ne plus jamais ouvrir les yeux. Le soleil filtrait à travers mes paupières.
Je touchais la réalité.

Je devenais soleil.