7 février 2014

Un arrêt à Repentigny

Lorsque l'autobus s'immobilisa à l'intersection du boulevard Brien et de la rue de la Fayette, tout s'obscurcit.
De la noirceur, ou plutôt, une sorte de gris trois-quart, comme un voile. Je ne pourrais dire s'il s'agissait d'un phénomène psychique, occulaire, ou extérieur, une sorte de rideau réellement tombé sur le monde. Je privilégiais surtout cette hypothèse d'ailleurs, sans raison.

On n'y voyait pas grand chose dans le bus, mais à l'occasion, des ombres remuaient. Ça et là quelques éclairs lumineux provenant d'âmes anxieuses : La lumière des cellulaires, la seule qu'il nous reste aujourd'hui.
Je n'étais pas seul passager à bord, mais rien que d'imaginer l'air hébété d'une de ces gargouilles au moment où je l'apostropherais, cherchant à obtenir quelconque éclaircissement au sujet de l'obscurité tombée sur le monde, d'imaginer sa physionomie se décomposer, devenir bouillie, un sentiment de désespoir, matiné d'angoisse, s'insinuait dans ma chair à la vitesse d'un shoot.
Et puis je ne savais pas si ces gens étaient toujours vivants, ou s'ils n'étaient que trace de civilisation en processus de décrépitude accélérée ; des sortes de copies carbone de la vie, des fossiles.

Nous avions quitté Montréal il y a fort longtemps. Je ne savais plus si nous étions au mois de janvier ou de février, si la dernière fois où j'avais ouvert les yeux remontait plutôt à une heure, ou vingt-quatre, par exemple.
Mais je savais où l'on était. Ces interminables cimetières de bungalows le long de l'autoroute, ce vernis brun appliqué à toute la surface d'un ciel en faux-fini, ces terre-pleins maculés d'enseignes affichant le prix du litre d'essence (notion parfaitement abstraite), l'asphalte ruminant de désespoir dans le crépuscule ; l'aura lumineuse des lampadaires dispersés ça et là au hasard d'immenses terrains de stationnement vides, sans aucune logique apparente, m'indiquaient qu'on était bel et bien à Repentigny.
L'autobus s'immobilisa. On coupa le moteur, et puis plus rien. Je laissai retomber des paupières lourdes comme des croutes de béton.

Lorsque je m'éveillai, beaucoup plus tard, l'autobus roulait. Au bleu très sale de tout à l'heure, s'était substitué un noir pur et prégnant. L'asphalte courait de manière violente sous nos pieds. Il semblait que la terre avait été débarrassée de tous ses panneaux de signalisation, d'indication de lieu et de temps. Et ce n'était pas plus mal : L'important était d'aller quelque part.

Et cette pensée me donnait l'envie de continuer à vivre. Jusqu'aux lumières de mars et d'avril.