28 juillet 2014

La Décadence

L’oratoire Saint-Joseph pue le vieux curé, le japonais hystérique, et l’huile de friture trop usée.
N’eût été les gigantesques, magnifiques, sculptures de bois représentant les douze apôtres, et une parole sublime, qu’on imagine extraite de la Bible, j’aurais gardé de ma visite un goût plutôt désagréable. Une vague nausée.


Je hais l’Église.


By the way, le centre historique du monde n’est pas Nazareth. Je l’imagine plutôt du côté de la rue Beaubien, à Montréal, quelque part entre Saint-Denis et Christophe-Colomb.
Je me trouvais justement dans ce secteur, environ une heure après avoir fui l’air vicié de l’oratoire, attablé devant un croissant aux amandes et un espresso allongé, plongeant dans le Livre de l’intranquillité. Et cette journée, en fin de compte, prenait un sens réellement spirituel.


À l’ampleur du vide physique ressenti à l’oratoire, se substituait l’ampleur du vide métaphysique, exprimé dans l’art de Pessoa. Et mine de rien, il me semblait profiter d’une rare journée sans petitesse.


Je suis né en un temps où la majorité des jeunes gens avait perdu la foi en Dieu, pour la même raison que leurs ancêtres la possédaient -sans savoir pourquoi. Et comme l’esprit humain tend tout naturellement à critiquer, parce qu’au lieu de penser, la majorité de ces jeunes gens choisit alors l’Humanité comme succédané de Dieu. J’appartiens néanmoins à cette espèce d’hommes qui restent toujours en marge du milieu auquel ils appartiennent, et qui ne voient pas seulement la multitude dont ils sont partie, mais également les grands espaces qui existent à côté. C’est pourquoi je n’abandonnai pas Dieu aussi totalement qu’ils le firent, mais n’admis jamais non plus l’idée d’Humanité. Je considérai que Dieu tout en étant improbable, pouvait exister ; qu’il pouvait donc se faire qu’on doive l’adorer ; quant à l’Humanité, simple concept biologique ne signifiant rien d’autre que l’espèce animale humaine, elle n’était pas plus digne d’adoration que n’importe qu’elle autre espèce animale. Ce culte de l’Humanité, avec ses rites de Liberté et d’Égalité, m’a toujours paru une reviviscence des cultes antiques, où les animaux étaient tenus pour des dieux, et où les dieux avaient des têtes d’animaux.
Ainsi donc, ne sachant pas croire en Dieu, et ne pouvant croire en une simple somme d’animaux, je restai, comme d’autres situés en lisière des foules, à cette distance de tout que l’on appelle communément Décadence. La Décadence, c’est la perte totale de l’inconscience ; car l’inconscience est le fondement de la vie. s’il pouvait penser, le coeur s’arrêterait.
À moi (mes rares semblables et moi) qui vivons sans savoir vivre, que reste-t-il, sinon le renoncement comme mode de vie, et pour destin la contemplation?


-Fernando Pessoa, 29 mars 1930

26 juillet 2014

Le livre qui m'a cherché toute ma vie

Il était là, sous forme de bribes, dans une anthologie, quelque part dans ma bibliothèque.
Je ne suis personne contenait en effet quelques extraits du Livre de l'intranquillité.
Il me semble avoir eu longtemps, peut-être pendant vingt ans, le vague projet d'en rechercher l'édition intégrale, avec le sentiment diffus et subtil, presque enfoui, qu'il fallait retarder le plus possible le moment de réellement m'y plonger, n'ignorant pas qu'il s'agirait d'un violent et interminable plongeon vers l'abîme tant redouté -autant que désiré, de l'âme humaine.
De mon âme humaine.

Ma lâcheté naturelle m'a fait reculer devant ce livre toute ma vie. Mais aujourd'hui, au détour d'un présentoir, dans une librairie, pas tellement loin des suggestions de lectures estivales, il s'est matérialisé entre mes mains. Il m'a souri gravement. Je vais faire partie de ta vie maintenant, m'a-t-il dit. Le traître.
Comme quand la bête profite d'un bref moment suspendu pour embrasser la femme, avec comme sombre projet de lui dévorer le coeur ensuite.
Il m'a fait ça, à moi, Pessoa.
Je suis ressorti avec le livre dans ma sacoche, suis rapidement rentré chez moi, me suis préparé un repas expéditif, ai débouché une bouteille de vin rouge, sorti une coupe de l'armoire, allumé une lampe, éteint tout le reste.

C'est un samedi soir de juillet, toutes mes fenêtres sont fermées.
Le monde extérieur. Le monde extérieur a-t-il jamais existé?


Si notre vie pouvait se passer éternellement à la fenêtre, et si nous pouvions rester ainsi, tel un panache de fumée immobile, et vivre à jamais le même instant crépusculaire venant endolorir la courbe des collines... si seulement nous pouvions demeurer ainsi, jusqu'au-delà de toujours! Si au moins, en deçà de cette impossibilité, nous pouvions rester ainsi, sans commettre une seule action, ni permettre à nos lèvres pâlies de pécher encore d'un seul mot!
Vois comme tout s'assombrit... Le calme positif du monde me remplit de fureur, d'une sorte d'arrière-goût qui gâche la saveur du désir... Mon âme me fait mal... Un trait de fumée s'élève et se disperse au loin... Un ennui anxieux détourne mes pensées de toi...
Que tout est donc superflu! Nous, le monde, et puis leur mystère à l'un et à l'autre.

-Fernando Pessoa, Le livre de l'intranquillité