25 novembre 2018

Dans la même barque que d'autres

C'est drôle cette histoire de vieillir. J'en ris presque.

Un tout petit rire en coin, au fait, peut-être même un peu étouffé de la main gauche. On verra plus tard à le couper au montage. Ou était-ce plutôt une sorte de raclement de gorge ? Bref, on l'oubliera.
D'ailleurs, quelqu'un, dans la salle, a entendu quelque chose?

C'est un de mes moments préférés. Quand tout le monde se tait. Cet instant où, dans une salle de cinéma, 50, 80, 120 personnes se taisent, alors que l'écran est toujours dissimulé derrière un immense rideau. Cette minute, minute et demie, où on distingue à peine quelques derniers frottements de manteau, où quelqu'un en fond de salle essaie de toussoter, effort paresseux et vain pour soulager un vague malaise ambiant.
C'est une expérience en soi, et une des raisons pour lesquelles, à mon avis, on ne pourra jamais abandonner complètement les salles de cinéma, même si toute la cinématographie mondiale peut apparaître en un seul clic à l'écran de votre téléphone, alors que vous tentez tant bien que mal de vous agripper dans un autobus bondé qui vous transporte péniblement dans la ville crasseuse vers ce boulot que vous souhaiteriez abandonner à tout jamais n'est-ce pas.

À n'en point douter, le silence est ailleurs, tapis au fond de l'univers d'une salle de cinéma.

Il faut sortir, en effet, souffrir quelconque intempérie, les aléas du trafic, et accepter d'interagir avec au moins une autre personne, ne serait-ce que l'employé qui vend les tickets, ce qui peut représenter une violence considérable. Mais rien n'est donné : C'est ce qu'il en coûte pour parvenir, éventuellement, à l'état de groupe objectif, silencieux, non-belligérant. Se retrouver dans la même barque que d'autres et ne pas sombrer. Ceci est rare.

On ne vous regardera même pas lorsque vous arriverez. On appréciera peut-être le froissement du nylon ou du caoutchouc de votre imperméable. On captera peut-être un peu de la fragrance de votre shampoing ou désodorisant. Et peut-être même, les bons soirs, serez-vous décortiqué de la tête aux pieds par quelqu'un posté discrètement un peu plus loin. Une personne charmante, si possible. Bref, on n'aura qu'une idée fort embryonnaire de qui vous êtes réellement, mais votre présence sera notée d'une manière ou d'une autre.

À peine aurez-vous réussi à installer vos affaires, à défaire les noeuds de vos bottes qui serraient un peu trop fort, que vous serez aspirés par ce silence du groupe, cette communion involontaire, soit, un état d'esprit qui n'appartient pas qu'à vous.
Et il vous prendra peut-être l'envie, après quelques minutes de cet inconfort relatif, de vous lever brusquement et de hurler, en vous pointant du doigt : "Hey! Je suis le vieux!" ou "C'est moi le barbu!", ou "C'est moi le gentil", comme s'il s'agissait ici de s'attribuer un rôle, alors que personne ne l'exige. Ce que le silence peut nous faire commettre, parfois, comme singerie.

Mais plus vraisemblablement, vous vous enfoncerez dans votre fauteuil et arriverez au seuil de disparaître. Votre esprit va ralentir, et s'immobiliser en quelque part de cette route cahoteuse du silence collectif.
Et avant que tout ceci devienne insoutenable, l'immense rideau va s'ébranler, découvrir un écran fantomatique, qui bientôt va commencer à crépiter, de ce crépitement capable de soulager tous les mots d'esprit. Comme à l'époque où rien n'était virtuel.

Le panorama d'une immense ville va apparaître. Peut-être New York sous la neige (pourquoi ne pas rêver?), ennobli par un noir et blanc crayeux, tout un tas de lumières et de zones d'ombre qui palpitent. Vous aurez à peine le temps de déglutir une dernière fois.

Et avec un peu de chance, il y aura une histoire.


24 mars 2018