11 octobre 2020

Peut-être l'automne

 Je me souviens que l'automne était ma saison préférée. À l'époque de Québec, et même plus tard, de la rue Casgrain. Ému aux larmes j'étais, encore à trente ans, devant un petit tas de feuilles déséchées peinturé de lumière, promené par le vent autour du banc municipal où j'avais mes habitudes, rue Saint-Jean, dans le quartier Saint-Jean-Baptiste.

Cette impression d'ouvrir toutes les vannes en même temps, d'évacuer l'air vicié, de me remplir d'air frais, salvateur, dans la même respiration, au point d'en percevoir les couleurs avec encore plus d'acuité, et même les sensations tactiles, les odeurs de café fraîchement torréfié qui couraient le long du faubourg Saint-Jean-Baptiste, ou plus tard du Mile-End, en des dimanches matin comme il n'en existera plus jamais.

J'en oubliais la possibilité de mourir, et même la peur de vivre. Je voyais la lumière : Pas tellement les formes, les objets illuminés, mais vraiment la lumière elle-même, celle qui n'a besoin de rien. Comme si on arrivait au seuil de la mort et qu'une sorte d'ange terre à terre, d'apparence humaine, venait nous cueillir, clin d'oeil et sourire en coin, nous expliquer que l'échéance était repoussée d'au moins une vie, qu'on allait de ce pas redevenir petit enfant, retrouver le sein d'une mère et tout recommencer en un peu mieux, sachant toutes les caresses, tous les émois, tous les orgasmes à venir...

Pendant longtemps, c'était ça pour moi l'automne. 

À l'aube de la cinquantaine, en l'an de grâce deux mille vingt, en pleine pandémie, en plein règne de Trump, je tente de m'accrocher à la première misérable branche venue pour retrouver cette foi. Aujourd'hui dix octobre, il fait tellement beau « sur » Montréal que j'y parviens presque : Il y a une douceur dans la lumière, une sorte de tiédeur bronchodilatatrice, qui me rappelle Hydra, ou Sintra, ou quelconque lieu magique du vieux continent. On ne dirait presque pas l'Amérique du nord et sa mystique industrielle, trop hard, trop crue. Pourtant tout est là de Montréal: Des treillis usés, mal mesurés, d'un balcon à l'autre dans une ruelle dénuée de tout charme particulier, des écureuils qui parcourent les fils électriques à hauteur d'un deuxième étage, des silhouettes inconnues qui ouvrent et claquent les portes sans gène, sans manière. Des québécois rustres et mal éduqués, malgré quelque diplôme universitaire. Incapables de dire bonjour. Comme si on ne nous avait pas fait lire Proust, Balzac ou Dostoïevski, et qu'on avait plutôt tenté de nous inculquer des formules d'algèbre. Comme si on n'avait jamais appris à penser.

Un pot Masson abandonné sur le balcon d'à côté. Un fond de bière ou de tisane séché. Un cendrier noirci, cochonné par les intempéries, nous rappelle qu'il existe encore des fumeurs, même si on ne les voit plus. Et la lumière qui s'en va de l'autre côté de la maison. Je pense que je vais rentrer. 

Cesser de croire au faubourg Saint-Jean-Baptiste, au Mile-End, à Jean Leloup qui gratte sa guitare assis dehors, rue Bernard, en face du Dépanneur Café. 

Tout ça n'existe déjà plus. 

Je sais que personne ne viendra me chercher au seuil de la mort, pour m'inviter à renaître, que le sein de ma mère est maintenant, pour toujours, décomposé dans la terre ; Que soixante pour cent des animaux sauvages ont disparu de la surface du globe depuis quarante ans ; Que le balai des saisons va continuer encore un peu et puis bon dieu, comme ils disent, que la mort viendra comme un voleur.

Peut-être en automne.