23 novembre 2011

Bruit de déglutition

En me réveillant, ce matin, j'ai trouvé un bout de papier à côté du lit sur lequel était griffoné
« William Foesy & blues ». Mon écriture. Ça y est, je me souviens... Je me souviens de ce Foesy, debout, jouant du violon avec une passion innommable, comme sorti d'un tableau de Chagall.
Je suis couché devant lui, la tête appuyée à un tronc d'arbre, mâchouillant un brin d'herbe, incapable de voir distinctement les traits de son visage (une silhouette barbue qui danse devant le soleil) mais goûtant chaque note de sa musique intense, sublime: Une sorte de rigodon lancinant, mélangé à du blues. Impossible de dire où nous sommes. Au paradis, c'est évident... par un après-midi d’été parfait! C'est tout. Fin du rêve.

Je ramasse le bout de papier, allume la cafetière, puis l’ordi... Bien sûr, comme vous l'imaginez, comme vous l'auriez peut-être fait aussi, je tape « William Foesy » sur Google. Apparemment, il en existe un seul sur toute la toile (et seulement 4-5 Foesy au total -un nom rare, qui semble exister aujourd'hui surtout sous la forme de Foisy, en supposant qu'il s'agisse de la même racine), dans les régistres du « Walker Funeral Home » de 1868 à 1889, une résidence mortuaire située à Chesaning, Michigan. Un certain William Foesy y a été enterré le 6 novembre 1886. Impossible d’obtenir quelconque information supplémentaire sur cet homme mort et oublié depuis si longtemps...
De savoir, par exemple, s’il a jamais joué du violon.

Je ferme l'ordi, enserre la tasse de café à deux mains. Dehors il neige.


  William Foesy & blues by MarmierMan

1 novembre 2011

1973

Le soir, le gros homme à forte odeur d'after shave, un citron de travers dans la gorge, allait s'asseoir au salon pour fumer. Ses enfants momifiés dormaient depuis des siècles, son épouse glissait déjà sous les couvertures, aussitôt effacée, disparue, endormie. Alors c'était le début de sa sorte de méditation: il commençait d'exister.
C'était l'époque des horloges à tic-tac; l'époque de lécher un timbre et d'ensuite l'apposer sur une enveloppe, qui allait traîner là jusqu'aux brumes du lendemain; l'époque où parfois, en plein milieu de la nuit, un téléphone noir et lourd comme le plomb se mettait à sonner à tue-tête, comme une catastrophe dans le corridor, provoquant infarctus du myocarde par-dessus infarctus du myocarde, laissant cette odeur épaisse de fumée des cigares, seule dans les pièces vides des maisons abandonnées de 1973.
Mais ce soir le foyer mijotait d'âmes. Les calorifères chauffaient à plein, et devant le bleu de la télévision, dont le son avait été coupé, l'homme à forte odeur d'after shave, bien que tourmenté, savait qu'il ne tirerait aucune conclusion de tout ça, qu'il allait s'endormir lourdement, comme d'habitude et qu'il y aurait un lendemain. Il songeait à Louis Armstrong, qui venait de s'envoler: Le premier homme à jouer de la trompette sur la lune, imaginez! L'histoire humaine défilait à une vitesse qui l'étourdissait, lui donnait le vertige. Et il se racla la gorge, avala le citron.
Son gros saxophone, refroidi, lové dans du velours, dormait dans son étui. Il était trop tard pour en jouer. Le moindre bruit pouvait réveiller sa femme: le cliquetis du calorifère, le bruit d'une tasse de porcelaine déposée (même doucement) sur le bois verni de la table du salon. Ne restait plus qu'à fumer, jusqu'à tout embrouiller.
Tandis qu'il admirait les volutes bleues s'élever vers le sombre plafond, il sentait son cancer palpiter au coeur de l'univers, entouré d'étoiles.
Il en appréciait le caractère sublime, sans appel.

L'hiver enveloppait la maison isolée, la protégeait de tout danger extérieur, de toute intrusion. Et le gros homme à odeur d'after shave méditait ce mystère: que tout allait finir avec cette saison, qu'il n'y aurait jamais plus de printemps ni d'été ni quoi que ce soit d'autre que cet hiver de 1973, et ce sentiment forcé d'intériorité, cette lourdeur sidérale.
Il vit apparaître la trompette de Louis Armstrong, abandonnée sur le sol lunaire, qu'une sorte de poussière grise commençait à recouvrir, déjà. Puis il sursauta, échappa son cigare sur le tapis rouge vin. Il était trop tard, vraiment. Il ramassa le mégot, éteignit la télévision et se dirigea à tâtons, dans l'obscurité, jusqu'à la chambre à coucher.
Sa femme émit un petit bruit de frayeur, aussitôt arrêté, lorsqu'il ébranla le lit. Mais l'odeur intense de cigare, mélangée à celle de l'after shave, la rassura. Le gros corps de l’homme glissa sous les couvertures avec une douceur, une légèreté étonnante. Comme s’il n’avait déjà plus tout son poids, songea-t-elle.
Il y eut un long, très long silence immobile, avant qu'il commence à ronfler. De façon grotesque. Comme un saxophone en terre cuite, un peu brisé.