26 juillet 2014

Le livre qui m'a cherché toute ma vie

Il était là, sous forme de bribes, dans une anthologie, quelque part dans ma bibliothèque.
Je ne suis personne contenait en effet quelques extraits du Livre de l'intranquillité.
Il me semble avoir eu longtemps, peut-être pendant vingt ans, le vague projet d'en rechercher l'édition intégrale, avec le sentiment diffus et subtil, presque enfoui, qu'il fallait retarder le plus possible le moment de réellement m'y plonger, n'ignorant pas qu'il s'agirait d'un violent et interminable plongeon vers l'abîme tant redouté -autant que désiré, de l'âme humaine.
De mon âme humaine.

Ma lâcheté naturelle m'a fait reculer devant ce livre toute ma vie. Mais aujourd'hui, au détour d'un présentoir, dans une librairie, pas tellement loin des suggestions de lectures estivales, il s'est matérialisé entre mes mains. Il m'a souri gravement. Je vais faire partie de ta vie maintenant, m'a-t-il dit. Le traître.
Comme quand la bête profite d'un bref moment suspendu pour embrasser la femme, avec comme sombre projet de lui dévorer le coeur ensuite.
Il m'a fait ça, à moi, Pessoa.
Je suis ressorti avec le livre dans ma sacoche, suis rapidement rentré chez moi, me suis préparé un repas expéditif, ai débouché une bouteille de vin rouge, sorti une coupe de l'armoire, allumé une lampe, éteint tout le reste.

C'est un samedi soir de juillet, toutes mes fenêtres sont fermées.
Le monde extérieur. Le monde extérieur a-t-il jamais existé?


Si notre vie pouvait se passer éternellement à la fenêtre, et si nous pouvions rester ainsi, tel un panache de fumée immobile, et vivre à jamais le même instant crépusculaire venant endolorir la courbe des collines... si seulement nous pouvions demeurer ainsi, jusqu'au-delà de toujours! Si au moins, en deçà de cette impossibilité, nous pouvions rester ainsi, sans commettre une seule action, ni permettre à nos lèvres pâlies de pécher encore d'un seul mot!
Vois comme tout s'assombrit... Le calme positif du monde me remplit de fureur, d'une sorte d'arrière-goût qui gâche la saveur du désir... Mon âme me fait mal... Un trait de fumée s'élève et se disperse au loin... Un ennui anxieux détourne mes pensées de toi...
Que tout est donc superflu! Nous, le monde, et puis leur mystère à l'un et à l'autre.

-Fernando Pessoa, Le livre de l'intranquillité

2 commentaires:

  1. Ce livre m'accompagne depuis des années... "Chacun de nous a son propre alcool. Je trouve assez d'alcool dans le fait d'exister... Et derrière tout cela, il y a mon ciel, où je me constelle en cachette et où je possède mon infini."
    Le gardeur de troupeau est aussi un très beau recueil. Dans son film Requiem Tanner rend hommage à Pessoa, une évocation troublante...

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  2. Ah, merci, je prends note de tout ça!
    :D

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