23 août 2014

Extrait (1)

25 décembre 1929
Lorsque les dernières gouttes de pluie ralentirent leur chute sur les toits, et que le milieu pavé de la chaussée se mit à refléter le lent bleuissement du ciel, le bruit des véhicules fit alors résonner un autre chant, plus fort, et plus joyeux, et l'on entendit les fenêtres s'ouvrir contre le désoubli du soleil. Alors, au coin tout proche de la rue étroite, retentit le cri familier du premier vendeur de loterie, et les clous qu'on clouait sur les caisses de la boutique d'en face se répercutèrent dans l'espace limpide.
C'était un jour de congé assez vague, officiel mais guère respecté. Travail et repos voisinaient, et je n'avais rien à faire. Je m'étais levé tôt, et je traînais pour me préparer à exister. Je marchais de long en large dans ma chambre, et je rêvais tout haut à des choses décousues autant qu'irréalisables - des démarches que j'avais négligé d'effectuer, des ambitions impossibles mais réalisées fortuitement, de longues et substantielles conversations, qui l'auraient été, en effet, si seulement elles avaient eu lieu. Et dans cette songerie sans calme ni grandeur, dans cette flânerie sans but ni espoir, mes pas usaient cette matinée de liberté, et mes phrases prononcées tout haut à voix basse résonnaient, en se multipliant, dans ce simple cloître de mon isolement.

Mon personnage humain, considéré d'un point de vue extérieur, était d'un ridicule achevé, comme tout ce qui est humain, vu dans l'intimité. J'avais enfilé, par-dessus les vêtements tout simples du sommeil interrompu, un vieux pardessus, que j'utilise pour ces veilles matinales. Mes vieilles pantoufles étaient trouées, principalement la gauche. Et, les mains enfoncées dans les poches de ce manteau posthume, je parcourais d'un pas décidé l'avenue de ma chambre minuscule, à grandes enjambées, accomplissant de mon inutile rêverie un rêve semblable à celui de tout un chacun.
Par la fraîcheur entrouverte de mon unique fenêtre, j'entendais encore tomber des toits de lourdes gouttes, trop-plein de l'averse passée. Et l'on sentait encore, indécises, des fraîcheurs nées de la pluie en allée. Le ciel, cependant, était d'un azur conquérant, et les nuages qui restaient, de l'averse lassée ou défaite, en se retirant du côté du château Saint-Georges (forteresse dominant Lisbonne à l'est), cédaient les chemins légitimes du ciel tout entier.
C'était le moment de me sentir joyeux. Mais quelque chose me pesait - un désir inconnu, une envie indéfinie, pas même veule. Je tardais, peut-être, à me sentir vivant. Et quand je me suis penché à ma fenêtre, haut perchée sur la rue que je regardais sans la voir, je me suis senti brusquement l'un de ces chiffons humides servant à nettoyer les saletés, qu'on étend aux fenêtres pour les faire sécher, et puis qu'on oublie là, et qui se ratatinent peu à peu, en salissant l'appui à leur tour.

-Fernando Pessoa, Le livre de l'intranquillité

2 commentaires:

  1. Pessoa me fait le même effet que Camus, je ne trouve pas les mots pour en parler. Et c'est mieux ainsi. Merci.

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  2. J'aime bien, quand on ne trouve pas les mots pour en parler.

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