23 mars 2014

Les aventures d'Ange sur la ligne orange

1-  À tous les jours, Ange apercevait le même quêteux au bas de l’escalier roulant, station de métro Beaubien.
Il s’était fabriqué deux pancartes, l’une en français, l’autre en anglais, qui annonçaient la même chose : Fatigué. Affamé. Besoin d’un peu de change pour dormir + manger.
Ange rechignait à se départir de quelques pièces, gagnées à force d’un très long ennui au boulot. D’une part elle soupçonnait l’homme de réserver l’essentiel des aumônes recueillies à l’achat de bouteilles d’alcool fort de qualité déplorable, d’autre part elle préférait réserver cet argent pour nourrir sa passion à elle -enfin, l’une de ses passions : La découverte et la dégustation des vins.
Elle ne détournait par contre jamais le regard, et offrait au quêteux des sourires pour lesquels certains hommes auraient été prêts à débourser beaucoup. Ange débordait de charme, précisons-le. Elle avait appris qu’il lui était préférable, dans beaucoup de situations de la vie, de le contenir le plus possible, de le réfréner : Il était arrivé que des hommes trop vigoureux, rendus fous parfois pour presque rien -l’ébauche d’un sourire, à peine, lui avaient causé des tas d’ennuis.
Elle réservait sa beauté à quelques rares fins finauds, qui parvenaient à provoquer son rire, ou son délicieux sourire, à force d’astuces, et s’en voyaient récompensés ainsi de leur talent, ou encore à des désespérés, comme ce quêteux, qui ne représentaient plus, de toute façon, le moindre danger.
L’homme lui rendait son sourire, et parfois laissait échapper un Merci bien senti.
Ange, en ces occasions, se sentait bon cœur. Elle y trouvait de quoi nourrir l’idée qu’elle était une personne généreuse, et développait une opinion assez favorable d’elle-même. En ce sens, bien qu’elle n’en eût pas conscience, cette générosité bien placée constituait une sorte d’investissement, désintéressé, soit.
Fière d’elle, une fois dehors, elle laissait s’épanouir encore un peu, puis s’évanouir, la lumière de son visage, dont un ou deux chanceux parvenaient encore à profiter, à la dérobée, sur le trottoir, aux lueurs de la brunante.

Ce soir, le quêteux n’arborait plus ses pancartes, Ange avait pu le constater, déjà, de loin. Il semblait ébranlé, plus chancelant qu’à l’habitude. Son manteau, encore en un morceau la veille, était déchiré sur toute l’épaule. La nuit avait été mauvaise.
Lorsqu’elle arriva au bas de l’escalier, trop inquiète, elle n’arriva pas à former un vrai sourire, scrutant le faciès détruit de l’homme.
Celui-ci chercha aussitôt, sur le visage d’Ange, la chaleur dont il avait pris l’habitude, mais ne la trouvant pas, laissa échapper le mot Tristesse, de façon apparemment involontaire. Le mot avait glissé de sa bouche, et s’en était allé choir au bas de l’escalier roulant, comme une feuille morte. Mais Ange avait bel et bien entendu : Tristesse.
Elle voulut répondre quelque chose, hésita un instant, puis, poussée par la foule, continua son chemin et sortit de la station de métro.
Il faisait presque soir, déjà, et il faut dire que la faim la tenaillait. Elle pressa le pas. Un reste de braisé d’agneau aux abricots l’attendait chez elle, et bonheur des bonheurs, au moins la moitié d’une bouteille de ce merveilleux Val de Loire.


2-  Ange était une originale. Dans le beau monde, il lui était relativement facile de paraître raisonnable et civilisée, esclave, comme il se doit, des principes de la bienséance. Elle s’amusait même à donner l’exemple dans l’exercice de la politesse et des gestes les plus civilisés et les plus convenus. En réalité, c’était pour elle comme de jouer au théâtre. Et en ce sens, elle appréciait l’exercice, surtout s’il ne s’étirait pas trop. Car plus les idées de grimaces, de singeries, et d’absurdités, qui bouillonaient en elle, tardaient à trouver exutoire, plus ses nerfs s’échauffaient.
Il lui arrivait souvent de drôles d’idées, des idées frôlant l’absurde, dans toutes les situations de la vie. Et elle possédait ce talent, cette audace, nécessaires à leur exécution immédiate. Le texte Théorie et jeu du duende, de Federico García Lorca, était l’une des œuvres fondatrices de sa personnalité. Cela vous en dit beaucoup.

Les trajets en métro lui étaient toujours d’un ennui. Elle éprouvait de la fascination à observer tous ces gens, enfermés en eux-mêmes, persuadés, ou presque, d’être inatteignables. Mais la peur les tenaillaient tous, car ils n’ignoraient pas, au plus profond, à quel point c’était faux. Les êtres évoluaient, toutes chairs à vif, dans un monde où la violence  -immense bête à tête chercheuse, allait tôt ou tard s’abattre au hasard. Et la folie et la joie pure pourraient faire partie de ses manifestations, ce qui ne rassurait pas grand monde.
Ange s’amusait à y réfléchir au moment où ce jeune homme entra, station Crémazie : Un garçon de treize ans, gros enfant plein de santé, bien gâté, à l’air maussade, encore exempt de tout attribut viril, il parcourut le wagon du regard, mais aucune place n’était libre, et il comprit que le hasard l’avait désigné à rester, lui seul, debout. Ange remarqua sur son visage imberbe l’expression mal contenue de la frustration. Sans hésiter, elle se leva, effleura la manche du garçon, et arborant un de ses sourires lumineux, sans rien dire (il aurait été risqué, à ce moment, de pouffer de rire) lui désigna son siège. L’adolescent hésita, puis, sans pouvoir englober réellement les tenants et aboutissants de la situation, résolut de s’asseoir, sans dire merci.
Ange continua donc debout. Feignant comme tous les autres passagers de n’éprouver aucune émotion, elle ressentait pourtant une joie, une jubilation intense, à l’idée de sa finesse d’esprit. La beauté de son corps délié irradiait, malgré les vêtements d'hiver, dans cet univers plus beige que nature. Comme si chaque atome de sa chair trépidante, même endormie, ou ensevelie sous les couches de tissus industriels, pouvait rendre n'importe quel homme instantanément fou de désir.
L’adolescent, après l’avoir scrutée longuement, s’engouffra dans un trou noir, et fit le reste du trajet la bouche ouverte. Et humide.


3-  Il s’agissait d’une de ces journées où le moral flanche : Un dimanche après-midi neigeux de la fin mars, sans aucune trace de soleil ou d’une couleur autre que le gris, sinon ce blanc bleuté qui, à force d’usure provoque le mal de cœur.
Enfin, le peuple semble avoir abdiqué : le boulevard Saint-Laurent d’ordinaire très fréquenté, à ce niveau, était plutôt vide. Une neige molle, cotonneuse, de fin d’hiver, remplissait presque complètement l’espace désert.
Ange occupait ce poste à la librairie Comptoirmag, spécialisée en magasines, revues, papeterie et romans de format poche, depuis quelques années déjà. Malgré des affaires peu florissantes, son patron semblait déterminé à garder l’établissement ouvert. Allez savoir pourquoi.

Ange s’ennuyait ferme. Le dimanche était une journée sans tâche spécifique, comme l’achalandage était d’ordinaire assez bon, rien d’autre n’était prévu à la tâche. Du haut de son comptoir, elle était absorbée à la contemplation du dehors. Alfred Brendel exécutait les 6 moments musicaux de Schubert, seul au piano, à faible volume, dans un coin.
Ce vieux Brendel grichait, sans doute lui aussi déprimé par la neige. Mais la mélancolie sublime, qu’exprimait la musique, réussissait à percer : Ange aurait pu pleurer.

À ce moment, un client pénétra dans la boutique, retira son capuchon, le secoua pour en faire tomber la neige, et fit claquer ses bottes à l’entrée, avant de se diriger vers les calepins Moleskine, sans même un regard pour Ange. Un type grassouillet, mal rasé, cheveux ébouriffés, début quarantaine, qu’un ennui trop profond avait poussé à sortir de chez lui à la recherche d’une distraction, n’importe laquelle.
Quelconque, pensa Ange, Ils sont tous tellement quelconques. Les mois, les années passaient, et elle gaspillait sa beauté, son esprit, à servir dans cette boutique. Qu’avait-elle à faire avec ces gens? Qu’avait-elle à faire avec les habitants de ce pays? De cette planète?
Le type s’avança vers le comptoir, ayant jeté son dévolu, en fin de compte, sur un simple journal. Il n’avait jusqu’ici même pas levé les yeux pour la voir. Quel minable, pensa-t-elle. Elle ne le salua même pas, ne prit même pas la peine de lui dire le montant exact de son achat, après calcul des taxes, accepta son billet et lui rendit la monnaie dans le creux de sa main tendue. Voulez-vous un sac, monsieur? soupira-t-elle, comme le type tardait à s’éclipser, semblant ruminer quelque idée obscure en réajustant ses lunettes.
À ce moment, l’homme releva la tête, plongea son regard d’enfant dans celui d’Ange, puis, d’un geste assez théâtral, ouvrit les bras comme s’il s’apprêtait à prononcer une bénédiction. Oui madame, je vous le demande, donnez-moi un Sacre, claironna-t-il assez fort, d’une superbe voix de baryton.
Le rire d’Ange vola en éclats, emplissant de manière violente et splendide toute la boutique. L’homme resta prostré un instant, bras ouverts, le sourire fendu jusqu’aux oreilles, accueillant cette averse de pépites d’or inattendue d’un air satisfait.
Lorsqu’elle parvint à calmer un peu son fou rire, il lui fit un signe ambigu de la main et sortit avec son journal, sans rien ajouter. 
Merci, pensa Ange, en regardant l’homme s'engouffrer dans la tempête. Les petits spasmes involontaires, qui continuaient d’agiter sa poitrine, de façon de plus en plus espacée, mirent longtemps à s’estomper complètement.

5 commentaires:

  1. "Ange aurait pu pleurer"... Pourquoi ne pleure-t-elle pas, bon sang ?

    Tu me donnes le goût d'écrire. Ça m'énerve.

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  2. 3 épisodes c'est pas assez.. j'attends les 30 prochains... hâte!

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  3. On est bouffé par l'histoire, personnages, paysages, sentiments... moi aussi j'aimerais bien un bouquin signé Carl.

    Ceci dit, "Quêteux", je vois ce que tu veux dire, pas sûr que cela veuille dire la même chose chez nous :D

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  4. Les "quêteux", au Québec, ça désigne les mendiants.
    Toujours un choix à faire... utiliser le français "international", ou l'argot québecois, où forcément je suis le plus confortable...
    Je sais pas toujours choisir...

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