2 avril 2021

Guitar Motor

 

J'avais réglé l'éclairage de cette façon, assez bas, comme une ampoule de dix watts, je ne sais trop pourquoi, un peu comme dans une chambre de réveil, à l'hôpital. Peut-être pour guérir, mais dans le contexte infiniment plus chaleureux d'une cuisine d'appartement du quartier Hochelaga, où je passais quelques jours à nourrir les plantes d'une amie partie gagner sa croute au Nunavut.

Dans la pénombre contrôlée, je ne distinguais plus rien de façon très claire, mais parvenais tout de même à situer tel ou tel objet, au besoin.

Mes lunettes sont là. La bouteille est là. Là, devant moi, des orchidées sans couleur.

Il fallait faire quelque chose avec ce brocoli, qui croupissait au réfrigérateur, mais quoi? Le bouillir, hors de question. Le déposer en guise de déco, plus ou mois, à côté d'une quelconque partie d'animal mort, pas question. Je me suis dit qu'une salade était une bonne idée : J'ai ciselé de l'échalote, versé un peu d'huile d'olive dans un cul de poule, et -miracle, déniché au fond de l'armoire (malgré l'éclairage franchement déficient) une bouteille de vinaigre de riesling qui me faisait d'emblée, peut-être à cause du nom, l'impression de valoir cher et qui, probablement, goûterait assez bon. Mon amie, celle qui est au Nunavut, elle a bon cœur. Je crois qu'elle me permettrait d'en échapper quelques gouttes dans ma salade.

Au tour, maintenant, de la tâche relativement pénible de réduire une grosse tête de brocoli en dizaines de petits bouquets. On entendait les voisins vivre, mais en sourdine, tellement qu'une sorte de dimension abstraite, due aussi à l'éclairage singulier, commença de m'envelopper. Je ne voulais pas retourner dans la vraie vie. Ça me convenait, cette sorte de rêve embourbé de réel. J'allumai mon petit speaker.

Les premières notes d'une pièce d'Oren Ambarchi, Guitar Motor, se répandirent dans l'appartement comme un verre de cristal qui éclate en milliers de morceaux, mais lentement, pendant quinze minutes vingt-trois secondes. C'était un mécanisme, articulé mécaniquement, si je me souviens bien, avec une roue de vélo, qui percutait les six cordes d'une guitare au son amplifié par un petit micro dissimulé à l'intérieur de la caisse de résonance. C'était plaisant comme une hécatombe, entêtant comme une paralysie de la face cachée du monde... Je me sentis instantanément heureux. Soulagé du poids de la vie.

Plus les bouquets seraient petits, mieux la vinaigrette allait pénétrer la chair du brocoli, plus gastronomique serait l'expérience. Je me suis dit : Je vais aimer cette musique dans ma bouche. Ce croquant laborieux.

Il existe d'autres mondes. Quand certains volets sont ouverts, on peut voir, peut-être même entendre, des époques ou des planètes disparues, ou jamais apparues. J'eus envie de sourire lentement, très lentement, comme du cristal qui éclate.

Mais le temps de le dire, cette envie m'était passée.

 

1 commentaire:

  1. Et si la vraie vie était plutôt cette parenthèse tamisée? Un plaisir de te lire.

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